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Avec les fées, Sylvain Tesson, Équateurs, 2024

⚠️ Risque de divulgâchage.

Dans Avec les fées1, Sylvain Tesson nous emmène en voyage sur les contours de l’Europe de l’Ouest avec ses compagnons Benoît Lettéron et Arnaud Humann. Une aventure poétique de la Galice à l’Écosse, entre mer et terres celtiques.

Ce livre est une invitation à fuir la course folle du monde pour prendre le temps de s’émerveiller. Comment ? En apprenant à regarder. Sylvain Tesson appelle « fées » ces surgissements du merveilleux qui se montrent à qui sait les voir. « Est féerique ce qu’on déclare l’être »2, dit-il.

Il s’imprègne de l’histoire et de la géographie des lieux pour nourrir son récit, et il convoque la mythologie arthurienne pour lui donner encore plus de consistance. C’est ainsi qu’il se met en quête du Graal. Mais qu’est-ce que le Graal, au fond ? Et si c’était la quête elle-même plutôt que son objet ? Le voyage plutôt que la destination ? « Tant qu’il fallait aller le chercher, c’était qu’on l’avait trouvé. »3

On assiste à l’éternel retour de l’auteur vers le sempiternel dilemme ressassé depuis Homère : faut-il partir, suivre cet instinct qui nous pousse vers l’aventure et la gloire ; ou rester dans le confort, sans grande ambition, risquer l’ennui et finir dans l’oubli ? Sachant que faire le choix de l’un, c’est un jour regretter l’autre.

« L’homme, lui, est stupidement construit. Il rêve de la mer en haut de la falaise et regrette sa clairière quand il a pris le large. »4

Souvent, Sylvain Tesson choisit l’aventure et, à son retour, il sort un livre. Est-ce la quête de renom qui l’incite au voyage ? Sans doute un peu, c’est humain, mais on sent surtout dans Avec les fées une volonté d’échapper à la société moderne, dont la critique pertinente est malheureusement diluée dans le récit entre des théories étranges – l’une prétend que la couleur des yeux est liée à celle de l’horizon – et un lyrisme parfois étouffant.

« En contrebas du chemin, les falaises tenaient bon, torturées. En bouffant la terre, la mer salive. L’eau déchirait les roches mais l’air était une caresse. La Bretagne : ce corps doux sur des pieds déchiquetés. »5

Question de goût, peut-être. Il est possible que mon esprit ne soit pas assez grand pour digérer toute cette poésie.

Aussi, je trouve que la rythmique d’écriture de Sylvain Tesson est plus saccadée qu’avant, moins mélodieuse, à cause d’une curieuse manie : il s’acharne à ponctuer ses paragraphes d’aphorismes et de chutes sentencieuses jusqu’à lasser.

« De trois à six heures du matin, je regardai la mer à la barre. Les bateaux promenaient leur lumignon dans l’obscurité. Naviguer de nuit, c’est surveiller des lampadaires. »6

Il m’a donné l’impression de chercher à impressionner alors qu’il n’en a vraiment pas besoin. Sylvain Tesson est un homme de mots, brillant et reconnu, doué d’un vocabulaire riche qu’il utilise sans pédanterie, capable de monologues passionnants et de récits sublimes, dans ses livres évidemment, mais aussi dans ses interventions à la télévision et à la radio. Je suis gêné d’être si sévère et même de donner mon humble avis tant j’apprécie l’œuvre de cet écrivain.

J’ai lu L’axe du loup, La chevauchée des steppes, Éloge de l’énergie vagabonde, ou encore Dans les forêts de Sibérie. Plus récemment, Sur les chemins noirs. Tous m’ont transporté ; je les ai adorés. Ils mêlaient extrêmement bien le récit de voyage (description de paysages, rencontres, anecdotes) et la critique du monde, avec toujours une touche d’humour. C’étaient de véritables aventures qui m’emportaient. Puis, La panthère des neiges m’a un peu ennuyé, Blanc aussi, et dans cette continuité, Avec les fées. Quelque chose a changé.

Néanmoins, Avec les fées est loin d’être un mauvais livre. Fin observateur, c’est quand il parle de notre époque et du progrès que Sylvain Tesson écrit le mieux. Rien que pour cela, il vaut la peine d’être lu.

« En ce début de siècle, quelque chose souffrait. La machine empiétait sur l’homme. L’âme du monde se retirait sous les coups de la multitude et de l’extase technique. Les écrans clignotaient, les puces pulsaient, les algorithmes tournaient, la marchandise ensevelissait la terre, les têtes se vidaient, les cœurs se cuirassaient. Les fées reculaient. »7

Le contraire du progrès étant la conservation voire la réaction – attention, danger –, on voit apparaître des opinions médiatiquement répréhensibles.

Sylvain Tesson ne renie pas ce qui nous a précédé et va même jusqu’à considérer que « rien dans [notre époque] n’égalait le passé »8.

« Depuis trente ans sur la route, je remâchais la supériorité des invariants sur les agitations du monde. »9

Aussi, après une description du voilier qu’il occupe et où chacun peut s’isoler un instant dans sa cabine, il conclut : « Quand on veut ‹ vivre ensemble ›, veiller à pouvoir ‹ rester seul ›. »10 Et en Irlande : « Vertu des murs : sans eux, le vent est maître. Grandeur des bocages : ce qui sépare protège. »11 Comment ne pas y voir un éloge des frontières ?

Et quand il évoque les incursions vikings : « Chaque voile à l’horizon annonçait une attaque. Le mal en ces temps-là venait du nord. Dans l’Histoire, les points cardinaux du malheur s’inversent à chaque siècle. »12 Le mal en ces temps-ci viendrait-il des voiles (islamiques) du sud ?

Après la mort d’Élisabeth II survenue pendant son voyage, Sylvain Tesson livre même une opinion intéressante sur la monarchie…

« Le roi rassemble les hommes. Et les hommes sont heureux de confier à un autre qu’eux-mêmes le soin d’être plus grand que tous. »13

… allant jusqu’à déplorer la bêtise égalitariste issue de la Révolution :

« Au nom de l’égalité, les Français s’étaient condamnés à ne pas connaître de vibration commune. Soulagés que rien ne nous soit supérieur, nous nous satisfaisions que tout nous soit semblable. »14

Je comprends mieux pourquoi Sylvain Tesson glisse délicatement ses analyses dans un flot de paroles et de poésie. Le conservatisme et la réaction ne sont pas des étiquettes à la mode dans l’espace médiatique et littéraire d’aujourd’hui. Il prend des risques.

Si certains gauchistes l’ont déjà rangé à l’extrême droite pour le disqualifier, il reste adulé par la gauche branchée tendance France Inter. Sans doute parce qu’il est un homme de nuance – conservateur mais pas trop, défense du roi sans être monarchiste –, auquel on veut bien laisser le bénéfice du doute – il critique l’État-nounou et la sur-administration d’un côté mais loue la sécurité sociale de l’autre, donc il n’est pas si méchant et un peu de gauche quand même.

La fin du livre est décevante tant elle frôle la niaiserie adolescente. En gros, le Graal, c’est l’amour – d’accord et merci –, et il est bon de se poser après un long voyage. C’est l’éternel retour, encore. Peut-être qu’à la manière de La panthère des neiges, il écrira ensuite un livre sur les vertus de l’immobilité. Et il recommencera sur le mouvement dans un autre. Quoi qu’il en soit, je serai toujours curieux et heureux de le lire.


  1. Avec les fées, Sylvain Tesson, Équateurs, 2024 ↩︎

  2. ibid., page 43 ↩︎

  3. ibid., page 194 ↩︎

  4. ibid., page 35 ↩︎

  5. ibid., page 32 ↩︎

  6. ibid., page 174 ↩︎

  7. ibid., page 185 ↩︎

  8. ibid., page 186 ↩︎

  9. ibid., page 86 ↩︎

  10. ibid., page 24 ↩︎

  11. ibid., page 151 ↩︎

  12. ibid., page 139 ↩︎

  13. ibid., page 198 ↩︎

  14. ibid., page 208 ↩︎

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